Les thrællar et les leysingjar, esclavage et servitude
Une société esclavagiste
La société à l'Âge Viking
Dans la Rígsþula ("Le Chant de Rígr", dans l'Edda Poétique), le dieu Heimdall, qui se fait appeler Rígr, passe une nuit dans trois foyers différents, du plus pauvre au plus riche, et engendre avec chaque femme un enfant qui sera le père de chacune des trois classes d'hommes: les esclaves, les hommes libres et les nobles.
Ce poème composé entre le Xème et le XIIème siècle est une illustration de la division tripartite de la société mise en évidence par Georges Dumézil à partir de la mythologie comparée, soit une forme d'organisation commune aux sociétés d'origines indo-européennes. La société à l'Âge Viking n'échappait donc pas à cette hiérarchie des individus et de leurs activités, répandue chez les peuples au Moyen-Âge, en se composant des 3 castes suivantes:
- La caste la plus élevée était celle des Konungar (konungr au singulier), des Jarlar (Jarl au singulier) et des goðar (Godi au singulier), c'est-à-dire respectivement des rois, des comtes et des chefs de clan.
- La caste moyenne était celle des Boendr (Bóndi au singulier), c'est-à-dire des hommes nés libres, qu'ils soient propriétaires, paysans, pêcheurs, commerçants, artisans.
- La caste la plus basse était celle des þrælar (þræll au singulier), les hommes esclaves et des ambáttir (ambát au singulier), les femmes esclaves.
Selon Régis Boyer, toutefois, la hiérarchisation des couches sociales n'était pas aussi stricte et rien ne permet de faire des esclaves une classe à part entière de la société de l'époque.
Un commerce lucratif
Alors que l'arrière-plan mythologique dépeint un destin tout tracé, depuis des temps immémoriaux, pour une race subalterne de serviteurs, la réalité historique place l'esclavage au coeur des affaires commerciales les plus courantes des Vikings.
D'après Rudolf Simek :"Le commerce des esclaves est un aspect sous-estimé de l'économie de l'Âge Viking. Même si les peaux et les fourures, l'ivoire de morse et l'ambre représentaient de bons investissements, les plus gros profits provenaient des esclaves. Les différences entre ceux-ci et les autres marchandises tenaient au fait que les esclaves devaient avoir été acquis par la force; or c'était là, probablement, le point fort des Scandinaves. Non soumis aux lois chrétiennes et dotés de moyens de transport fiables, ils n'avaient aucun scrupule à se fournir en esclaves et à en faire commerce".
En effet, les chroniques de l'époque indiquent que les pillages vikings ciblaient autant les personnes que les objets précieux. Les Annales d’Ulster évoquent notammen un "grand butin de femmes" capturées lors d’une attaque près de Dublin en 821. Pour Joël Supéry, chercheur en Histoire, la traite des esclaves serait au coeur des invasions en Gascogne et à l'origine de la création d'une route commerciale, à l'instar de la route de l'Est, vers l'Espagne andalouse où les sarrasins étaient les principaux consommateurs en Occident.
Hommes, femmes et enfants, ces esclaves robustes ou exotiques vendus sur les grands comptoirs commerciaux d'Europe et du proche-Orient tels que Særkland (nom du califat abbasside) ou Mikligarðr (Byzance), étaient originaires de lointaines contrées comme l'Islande ou même de Scandinavie - car les Vikings ne formaient pas un seul et même peuple et ne connaissaient pas la notion de nationalisme.
Polygamie et production textile
Les esclaves qui n'étaient pas vendus auraient été ramenés en Scandinavie, comme de récentes études le donnent à penser. Les Vikings auraient été dans la nécessité de se procurer aussi des esclaves pour eux-mêmes.
Neil Price, archéologue de l’Université d’Uppsala en Suède, pense également que l’esclavage était l’une des principales motivation derrière les pillages, mais avec d'autres objectifs que celui de commercer et s'enrichir.
L’un des facteurs clés aurait pu être le manque cruel de femmes. Certains chercheurs tels que Mark Collard, spécialiste en Anthropologie biologique à l'Université Simon Fraser de Burnaby en Colombie-Britannique, pensent que les moeurs polygames de la société viking n'ont pas facilité la tâche des hommes qui n’étaient pas issus de l’élite. Cela aurait pu motiver les pillages et les ambitieux voyages qui ont fait la réputation des Vikings. Des études génétiques montrent par exemple que la majorité des femmes islandaises ont des ancêtres écossaises et irlandaises qui étaient certainement les "butins" de ces pillages.
L'autre facteur serait, avec l’expansion des explorations vikings, le besoin croissant de laine pour la production des voiles des navires. Une confection laborieuse qui aurait nécessité de plus en plus de main-d'oeuvre et donc d’esclaves. " Il y a eu un changement radical dans la pratique de l’agriculture", a déclaré Price. Le besoin urgent de produire de la laine a probablement engendré une économie rappelant celles des plantations aux États-Unis. Ce sujet est actuellement l’objet d’études par les chercheurs.
De la condition d'esclave
Des traditions et des lois, variables selon les régions, fixaient les conditions sous lesquelles un individu devenait esclave ou cessait de l'être, quels devoirs s'imposaient au maître et par conséquent quels droits et libertés conservait un esclave. En somme, elles permettent d'estimer le degré d'humanité qui s'exprimait envers un esclave.
Les différentes manières de se retrouver dans la condition d'un esclave à l'Âge Viking sont:
- la naissance (né(e) de parents esclaves)
- une capture ou un enlèvement lors d'un affrontement ou d'un raid
- une acquisition sur un marché aux esclaves
- une incapacité à payer une dette ou à subvenir à ses besoins
- un jugement pour une personne reconnue coupable d'un crime
Sueur et sang
À travers toute la Scandinavie, l'asservissement était marqué par le port d'un tour de cou en fer et des cheveux coupés courts: la femme esclave n'était pas autorisée à couvrir ses cheveux d'un foulard car cela était réservée aux femmes libres et aux dames de la noblesse. La tenue habituelle de l'esclave consistait en une simple tunique ou drap de bure non teint.
Durant l'Âge viking, les thrællar étaient employés généralement au travail non qualifié et effectuaient les tâches les plus lourdes et les plus ingrates, telles que l'abbatage des arbres, la construction des bâtiments et des bateaux, l'épandage du fumier, ou l'extraction de la tourbe. Les ambáttir moulaient le blé et le sel (des tâches éreintantes nécessitant l'usage d'un moulin à bras manuel), faisaient la cuisine, procédaient aux soins et à la traite du bétail, effectuaient le barattage et la lessive, occupaient les fonctions de nourrice et de servantes personnelles, avec certains services occasionnels en tant qu'esclaves de lit, voire concubines. Les deux sexes prenaient part aux tâches relevant de la gestion d'une ferme, comme le pâturage de printemps pour le bétail, la labour, la plantation, la récolte, le filage.
Le rude traitement imposé aux esclaves se manifeste aussi bien dans les archives historiques que lors des découvertes archéologiques, même si la plupart des tombes d'esclaves devaient se résumer à une simple fosse anonyme sans aucun mobilier funéraire.
Elise Naumann, archéologue à l’Université d’Oslo, a récemment découvert que les corps décapités retrouvés dans plusieurs sépultures vikings n’avaient aucun lien de parenté avec les autres dépouilles. Cette absence de parenté, ainsi que des traces d’abus physiques, tendent à confirmer qu’il s’agissait d’esclaves sacrifiés à la mort de leur maître. Cette pratique est d’ailleurs mentionnée dans les écrits vikings et les chroniques arabes telles que celle d'Ahmad Ibn Fadlan. Les ossements ont également révélé un régime alimentaire à base de poissons, alors que les maîtres mangeaient plus copieusement de la viande et des produits laitiers.
La tombe d’un riche viking sur l’île de Man, dans la mer d’Irlande, a révélé les restes d’une jeune femme tuée d’un coup violent sur la tête mélangés avec des cendres d’animaux. Il existe d’autres exemples similaires dans toute l’Europe.
Les esclaves devant la loi
Aux yeux de la loi, l'esclave n'existait pas en tant que personne et était la propriété de son maître, qui pouvait disposer de sa vie.
Le wergeld (littéralement "prix de l’homme", ou "l'argent du sang", soit la somme d’argent demandée en réparation à une personne coupable d’un meurtre, ou d’un autre crime grave) ne s'appliquait pas aux esclaves, mais un homme qui tuait l'esclave d'un autre homme lui devait dommages et intérêts, tout comme cela aurait été le cas s'il lui avait tué une vache ou un cochon.
Un propriétaire d'esclaves était dans l'obligation de fournir des soins médicaux et un toit au thræll qui avait été blessé ou mutilé durant son service. Mais l'émissaire arabe Ahmad Ibn Fadlan, qui a rencontré les Scandinaves au cours de ses voyages, rapporte que si un esclave venait à mourir: "ils le laissaient sur place comme nourriture pour les chiens et les oiseaux."
Les esclaves ne pouvaient pas se marier et et leurs enfants appartenaient à leur propriétaire. L'enfant d'un thræll naissait esclave et n'était donc pas traité aux yeux de la loi différemment des nouveaux esclaves. Par contre si un enfant naissait d'une union avec une femme libre, il était considéré comme libre, même si son père était un thræll.
Ils n'avaient le droit de posséder ni arme, ni biens, ni terre. Les seules exceptions concernaient le cas où le propriétaire autorisait un esclave qu'il estimait, à travailler une petite portion de terre et donc à en récolter pour lui-même les recettes, ainsi qu'à vendre l'artisanat qu'il produisait pendant son temps libre mais seulement à hauteur du tiers d'une once d'argent. L'objectif de l'esclave était ainsi d'accumuler assez d'argent pour parvenir à racheter sa liberté.
La loi prévoyait en effet qu'un esclave puisse verser une somme définie au préalable afin de racheter sa liberté.
Les affranchis
Libre de boire la bière
Les esclaves pouvaient être affranchis de différentes manières:
- soit par leur propriétaire à la suite d'un service long et dévoué ou pour l'acomplissement d'un haut fait.
- soit par le versement d'une somme par un tiers,
- soit en rachetant leur propre liberté.
Un thræll était dans l'obligation de rembourser en premier la moitié de sa valeur en devises au moment où il annoncait son désir d'être libéré. La loi précise que le premier paiement devait être versé sous la forme de 6 onces d'argent, pesées sur une balance en présence d'au moins 6 témoins.
Puis il versait le reste de la somme au cours d'un rituel connu sous le nom "frelsis-öl" (littéralement "libre de boire la bière"). Après le paiement de cette somme, l'esclave devait inviter officiellement son maître à assiter à cette fête de la liberté, où il lui proposait un siège d'honneur. L'affranchi abattait un mouton en lui coupant la tête, un rite où l'animal "incarnait" le thræll, avec l'ancien collier d'esclave placé autour de son cou au moment de l'abattage. En terrassant de la sorte le mouton, le nouvel affranchi tuait symboliquement son précédent statut social de servitude, et le collier sanglant était présenté au maître en gage de cela. La bière et la viande ainsi fournie alimentaient le début d'une fête somptueuse au cours de laquelle l'affranchi servait le maître une dernière fois.
À l'issue de cette cérémonie, l'ancien þræll passait au rang de leysingi (leysingjar au pluriel).
Une liberté sous tutelle
Dans la plupart des pays scandinaves et d'après les sources littéraires, l'affranchi était adopté par la famille de son maître. Dans le Landnámabók, le livre de la colonisation en Islande, Aude la Très-Sage s'établit dans l'île avec les affranchis qu'elle a amenés et auxquels elle octroie des terres et des établissements.
En Islande, le nouvel affranchi était "intronisé dans la loi" (lögleiddr), recevant ainsi officiellement un statut de citoyen au sein de la communauté islandaise. Il incombait alors au leysingi les droits et les devoirs de toute autre personne libre devant la loi, y compris la possibilité de témoigner ou de poursuivre un individu devant le thing. Et pourtant, les leysingjar avaient un statut quelque peu différent des personnes nées libres.
- Le wergeld d'un affranchi restait toujours inférieur à celui d'un homme né libre.
- L'affranchi conservait des liens d'obligation vis-à-vis de son ancien propriétaire, une sorte d'honneur dû à la famille, un devoir de respectabilité dans l'attitude et le comportement, escompté socialement et requis juridiquement.
Par conséquent, un affranchi devait demander et obtenir l'approbation de son ancien maître pour toute entreprise commerciale, action en justice, vote, mariage ou changement de résidence, etc. Les sommes gagnées par l'affranchi dans un procès devaient aussi être réparties équitablement entre son "tuteur" et lui. L'ancien propriétaire était par ailleurs l'héritier légal de l'affranchi s'il n'y avait pas d'enfants légitimes nés après l'affranchissement de l'esclave, mais il héritait aussi au moins d'une partie même en cas d'enfants légitimes.
Les affranchis qui manquaient d'observer ces restrictions de tutelle pouvaient être légalement ré-asservis pour "manque de gratitude " envers leur ancien propriétaire. En retour, le maître devait assistance, conseils et protection juridique à l'affranchi.
Dans certains cas seulement, le leysingi pouvait obtenir une totale liberté, en payant immédiatement une somme plus importante que celle requise par la loi.
Ce n'est qu'avec la christianisation, autour de l'an 1000, que l'esclavage fut partout prohibé.
Sources
- "L'émergence de l'Âge Viking : circonstances et conditions", dans Les Vikings, premiers Européens, de Régis Boyer, éd. Autrement
- Les Vikings, Histoire, Mythes Dictionnaire, de Régis Boyer, éd. Robert Laffont
- "Gendered diasporas: Female agency and cultural transfer in the Viking-Age Scandinavian world", conférence de Neil Price au colloque international Les transferts culturels dans les mondes normands médiévaux (VIII ème - XIIème siècle), Université de Caen (2017)
- Voyage chez les Bulgares de la Volga, Ibn Fadlan, éd. Sindbad
- La saga des Vikings. Une autre histoire des invasions, Joël Supéry, éd.Autrement
- Slaves as burial gifts in Viking Age Norway? Evidence from stable isotope and ancient DNA analyses, Elise Naumann
- Vikingene mishandlet og halshugde slavene sine (Les Vikings maltraitaient et décapitaient leurs esclaves)
- www.vikinganswerlady.com
- www.nationalgeographic.fr
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Rédaction, traduction et mise en page: Kernelyd. Créé le 29/10/2013 - Mis à jour le 16.08.2020
Commentaires
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- 1. Siegfried Le 12/08/2015
Article super intéressant qui m'a bien aidé pour la construction de mon roman :)
Merci !
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