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Politique et Économie - La nouvelle route de la soie viking

Septembre 2018, des essaims de moustiques et de mouches jaillissent des sous-bois alors qu'un groupe de manifestants traînent leurs canots sur les rives basses de la rivière Pripiat, en Biélorussie. Le groupe - une coalition de militants écologistes, de pêcheurs et de locaux - s’oppose à un projet qui pourrait, dans quelques années, transformer cette rivière sinueuse en voie de navigation internationale connue sous le nom de voie navigable E40. 

L'objectif du projet E40 est ancien: relier la mer Noire à la mer Baltique, créant ainsi un passage navigable à travers l'Europe de l'Est. Le chenal d'un peu plus de 2000km irait de Kherson en Ukraine, à travers la Biélorussie, à Gdansk, sur la côte baltique de la Pologne - un passage que les bateaux vikings utilisaient, en partie, pour se rendre à Constantinople et rallier la route de la soie, il y a plus de 1000 ans. 

Les trois gouvernements nationaux ont mis en place une commission transfrontalière en 2007 pour rechercher une voie appropriée, soutenue par un financement de 900 000 euros de l'Union européenne. Ils estiment que la voie navigable pourrait permettre de transporter jusqu'à 6 millions de tonnes de fret par an. La Biélorussie enclavée souhaite accéder à la mer. Le pays utilise les ports lettons et lituaniens pour exporter des produits tels que le pétrole et la potasse, bien qu'il soit sous pression de Moscou pour réacheminer ce commerce vers les ports baltes de Russie. Un résumé de l’étude de faisabilité de la commission E40 indique qu’une profondeur d’eau minimale de 2,5 mètres serait nécessaire sur l’ensemble du parcours. Les fleuves seraient dragués; des écluses, des canaux et des réservoirs seraient construits pour retenir l'eau pendant l'été.

 

De nombreuses zones protégées sont concernées

Carte de la nouvelle route de la soie par la commission en charge du projet de la voie navigable E40Les écologistes pensent que ces travaux modifieraient de manière permanente la rivière Pripiat, dont le cours - et c'est presque le seul en Europe - suit dans sa quasi-totalité le lit originel. "L’E40 traverserait 11 réserves naturelles en Biélorussie", a expliqué Olya Kaskevich, directeur de Bahna, l'organisation derrière cette manifestation et un partenaire majeur dans la campagne pour stopper l'E40. Depuis la fondation de l'ONG en 2013, elle est devenue l'une des voix les plus en vue en matière de préservation de l'environnement en Biélorussie, un pays peu impliqué dans les questions écologiques. Organiser des manifestations dans un État connu pour sa répression de la dissidence comporte des risques: plusieurs personnes ont été interrogées par le KGB (les services secrets biélorusses) à la suite d'une manifestation similaire l'an dernier.

"Je pense qu'il est tout à fait possible de rendre le fleuve navigable, mais en même temps de ne pas nuire à la nature", a déclaré Andrei Rekesh, secrétaire de la commission E40, dans son bureau lambrissé dans la petite ville de Pinsk. "Vous devez comprendre, nous ne cherchons pas à créer une sorte de canal de Panama en Biélorussie", a-t-il poursuivi, ajoutant que les émissions par kilomètre sont plus faibles avec le transport par voie d'eau que par route ou par rail, et que le projet est conforme à l'objectif de l' UE d'accroître l'utilisation des voies navigables. La "pratique européenne" devrait être suivie pour les travaux de construction, a-t-il déclaré. "Nous devons nous tourner vers l'expérience des Néerlandais et des Allemands sur de tels projets."

Mais l'expérience allemande de la régulation des cours d'eau n'a pas toujours eu des effets positifs. "Quand on regarde d'autres rivières qui ont été canalisées pour permettre la navigation, comme le Rhin ou le Danube, cela a eu pour effet d'accélérer le flux, d'approfondir le lit et de modifier la végétation, l'habitat environnant, le climat et les eaux souterraines", a rétorqué Zoltan Kuhn. de la Société zoologique de Francfort. L'impact du chantier en Pologne serait encore plus dramatique: un canal de contournement de 160 kilomètres serait construit pour éviter une série de zones protégées le long de la rivière Boug, soit l'élément le plus cher du projet E40.Le partenaire polonais de BirdLife Internationalun organisme mondial à but non lucratif, avertit que cela pourrait réduire le débit d’eau du Boug.

Se posent également des questions sur les avantages économiques revendiqués par le régime. En avril, le syndicat des entrepreneurs et employeurs de Biélorussie a publié une lettre ouverte appelant le gouvernement à abandonner le projet E40. Selon lui, le transport par voie d'eau ne convient que pour les marchandises lourdes et volumineuses et seul un petit nombre d'entreprises en bénéficie. Comme la voie navigable ne serait ni assez large ni suffisamment profonde pour les porte-conteneurs océaniques, le besoin de déchargement et de chargement coûteux sur les navires fluviaux pourrait limiter l'attrait de cette nouvelle voie pour les compagnies maritimes internationales.

Des prairies luxuriantes et des peuplements de chênes s'étendent loin partir des rives de la Pripiat; au printemps, la plaine inondable peut atteindre 29 kilomètres de largeur. La plaine de Turov, située dans un de ses méandres, est l'un des sites les plus importants d'Europe pour les échassiers. La rivière abrite également la paruline aquatique menacée au niveau mondial, et BirdLife Pologne estime que les trois quarts de la population mondiale de cet oiseau sont directement menacés par l’E40.

 

Des risques de contamination radioactive

La rivière Pripiat se jette de la Biélorussie en Ukraine et rejoint le Dniepr, le plus grand fleuve d'Ukraine, dans une vaste étendue de forêt et de roseaux. Cette zone se situe dans la zone d’exclusion de Tchernobyl et la campagne contre l'E40 soutient que les travaux de dragage perturberaient les particules de limon contaminées par un isotope radioactif, le césium 137, qui s’y sont installées après la catastrophe nucléaire de 1986. Ils craignent que les particules puissent être transportées dans le réservoir de Kiev, l’approvisionnement en eau potable de la capitale ukrainienne, qui compte quelque 2,8 millions de personnes.

Ce n'est pas le cas, déclare Oleg Voitsekhovych, chef du département de surveillance des rayonnements sur l'environnement à l'Institut ukrainien d'hydrométéorologie. La majeure partie du lit de la rivière est recouverte de sable de quartz qui ne peut pas être contaminé par les radiations, a-t-il expliqué. Selon les recherches de l'institut, les particules contaminées ont été absorbées dans le lit du réservoir de Kiev et recouvertes de dépôts propres qui empêchent la propagation de la contamination. Les particules les plus sales et les plus contaminées se déposent dans les parties les plus profondes de la rivière, a indiqué M. Voitsekhovych, là où le dragage n’aura pas lieu.

Mais Jan Haverkamp, ​​un expert en énergie nucléaire pour Greenpeace en Europe de l’Est qui a beaucoup travaillé dans la zone de Tchernobyl, estime qu’il s’agit d’une simplification excessive. "La rivière Pripiat n’est pas […] un flux homogène à base de sable, et tout le limon n’est pas lavé dans le réservoir de Kiev", a-t-il confié. "Pendant la saison des inondations, le limon récent est emporté dans la Pripyat, dans les méandres, les bassins et les plaines inondables. Là où cela pourrait ne pas être décelable dans l'eau potable de Kiev, cela peut provoquer ailleurs une concentration [d'isotopes radioactifs] dans les chaînes alimentaires locales."

 

" Plus de navires, plus d'argent"

Le gouvernement ukrainien tient à relancer le système de transport par voie d'eau du pays, qui s'est détérioré depuis l'effondrement de l'Union soviétique. Une feuille de route conjointe biélorusse-ukrainienne a été signée en décembre dernier, promettant de développer les voies navigables des pays. Alexander Urbansky, membre de la Rada ukrainienne (parlement), chef du River and Maritime Institute et ancien directeur du chantier naval Ismail, a déclaré que le projet E40 constitue une étape importante: "plus de navires, plus d'argent."

Jusqu'à présent, le projet E40 n'a pas obtenu de financement. Selon la commission, les travaux sur la partie ukrainienne du projet coûteraient environ 31 millions d’euros et la section biélorusse entre 96 et 171 millions d’euros. En Pologne, la facture serait encore plus importante: 11,9 milliards d'euros. La Banque européenne d'investissement et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement ont toutes deux annoncé que si elles finançaient le projet, elles évalueraient d'abord ses impacts environnementaux et sociaux.

Alexander Urbansky a révélé que la voie navigable E40 a été discutée avec des responsables chinois et qu'elle pourrait, selon lui, faire partie de l'Initiative route et ceinture, l'une des priorités de la diplomatie chinoise, également connue sous le nom de One Belt, One Road ou nouvelle route de la soieL'Ukraine et la Biélorussie ont récemment reçu d'importantes promesses chinoises, dont 2 milliards de dollars pour une nouvelle ligne de métro à Kiev. Pourtant, Pékin a récemment montré une certaine frilosité en Ukraine.

Une autre législation serait également nécessaire pour que le projet avance. Le projet de loi 2475a de l'Ukraine sur les transports par voie navigable propose de draguer le Dniepr jusqu'à une profondeur de 3 mètres afin de permettre à de plus grandes péniches d'utiliser la rivière, mais il croupit depuis près de quatre ans à la Rada [le parlement monocaméral d'Ukraine], en proie à un désaccord sur la collecte d’une "taxe fluviale" par le ministère des Finances. La flotte de péniches ukrainienne est dans un état de délabrement avancé et la main-d'œuvre nécessaire pour la réparer a diminué en raison de l'émigration. Mais Urbansky est optimiste sur le fait que le projet de loi sera soumis à nouveau à l’automne. Andrey Vadatursky, fils du directeur de Nibulon, l’un des plus grands producteurs de céréales d’Ukraine, est un autre partisan du projet de loi. Nibulon exporte jusqu'à 4,65 millions de tonnes de produits agricoles par an et a récemment achevé deux nouveaux terminaux sur le Dniepr pour l'expédition de céréales à l'étranger.

 

Néfaste pour la nature et pour l'économie

De retour en Biélorussie, les manifestants continuent de prendre la parole avant que le projet E40 ne prenne de l'ampleur. "Il est beaucoup plus prudent de critiquer maintenant, avant que l'Etat n'ait dépensé de l'argent", a déclaré Alexandre Vintchevski, directeur de BirdLife Biélorussie. "La plupart du chantier [en Biélorussie] serait effectué par des sociétés d’État - elles sont difficiles à critiquer, car alors vous allez à l’encontre de votre gouvernement. Nous ne sommes pas des protectionnistes radicaux. Nous comprenons le besoin de développement et que les intérêts naturels doivent être à l'équilibre avec les intérêts économiques. Mais toutes les informations que nous avons sur ce projet montrent que c’est mauvais et pour la nature, et pour l’économie."

Et si cela se poursuit? Vintchevski retombe dans sa chaise en plastique. "Avec l'E40, vous savez, une fois que c'est fait, il n'y a plus de retour en arrière. C'est pour toujours."

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