Suède - Déformation du crâne et limage des dents, des marqueurs sociaux de l'Âge Viking à Gotland
- Le 02/04/2024
- Dans Archéologie
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L'île suédoise de Gotland abrite les tombes des trois seuls squelettes de femmes au crâne allongé mis au jour en Scandinavie qui datent de l'Âge Viking, et concentre la moitié des 130 squelettes de sexe masculin répertoriés avec des dents limées. Dans une récente étude, des chercheurs allemands se sont intéressés aux implications sociales de ces modifications corporelles artificielles et irréversibles.
La déformation volontaire du crâne et le limage des dents sont deux formes de modification corporelle dont la dimension sociale a été largement étudiée, mais dans d'autres contextes culturels que celui des anciens Scandinaves de l'époque viking.
Fort de ce constat, Matthias S. Toplak, directeur du Musée Viking d'Haithabu à Busdorf, et Lukas Kerk, doctorant à l'Université de Munster, ont cherché à mieux cerner la perception de ces corps humains artificiellement modifiés sur l'île de Gotland, à l'Âge Viking, en se fondant sur la documentation archéologique et les théories modernes de la communication. Les résultats de leur recherche ont été publiés le 24 février 2024 sur le site de Current Swedish Archaeology.
Dans un contexte chrétien
Les trois femmes au crâne allongé ont été découvertes sur trois sites distincts de Gotland - Havor, Ire et Kvie- où elles ont été inhumées dans la seconde moitié du XIème siècle. Si la tombe de Kvie, découverte par hasard en 1930 parmi une demi-douzaine de sépultures, est peu documentée, les deux cimetières d'Ire et Havor ont été presque entièrement fouillés à la fin du XIXème et au milieu du XXème siècle.
Grâce aux rapports des archéologues, les chercheurs savent que la femme d'Ire (tombe 503) est décédée entre 25 et 30 ans, tandis que celle de Havor (tombe 192) avait entre 55 et 60 ans.
Toutes deux étaient vêtues conformément à la tradition locale, c'est-à-dire avec des bijoux, dont 4 broches à tête d'animal pour la femme d'Havor, et de riches accessoires typiques des tenues féminines de Gotland à cette époque. Cependant, l'absence d'offrandes funéraires dans les 3 sépultures suggère, selon les auteurs, qu'elles ont été enterrées dans un cadre chrétien.
D'après leurs analyses, l'indice céphalique du crâne de Kvie est modéré tandis que celui du crâne d'Ire et les dimensions et la forme du crâne d'Havor indiquent avec certitude une modification intentionnelle et artificielle de la tête qui devait conférer à ces femmes une apparence tout à fait remarquable au sein de leur communauté.
Un probable passé commun
La déformation volontaire du crâne est une pratique observée dans diverses cultures anciennes et médiévales d'Amérique du Sud, d'Asie centrale et d'Europe du Sud-Est. Elle consiste à bander la tête des enfants en bas âge, généralement de moins de 3 ans, avec du bois ou du tissu. En Europe, ce sont principalement les femmes qui étaient concernées par ce procédé.
Les deux chercheurs allemands pensent que cette pratique est arrivée en Scandinavie depuis l’Europe du Sud-Est - en particulier de Bulgarie où elle était de coutume du IXème au XIème siècle.
"On ne sait toujours pas comment la coutume de la modification du crâne a atteint Gotland", écrivent-ils. "Soit les trois femmes de Havor, Ire et Kvie sont nées dans le sud-est de l'Europe, peut-être en tant qu'enfants de commerçants de Gotland ou de la Baltique orientale, et leurs crânes ont été modifiés là-bas au cours des premières années de leur vie. Ou bien les modifications ont été, respectivement, effectuées à Gotland ou en Baltique orientale et représentent donc une adoption culturelle longtemps inconnue de l'Âge Viking scandinave. Un passé commun à ces trois femmes peut être supposé en raison de la datation chronologique identique des trois sépultures, et surtout en raison de l'exécution très similaire des modifications du crâne."
Il est donc probable, selon eux, que les crânes modifiés sur l'île de Gotland aient été limités à quelques femmes d'une même famille sur quelques générations, peut-être pour souligner leur lien avec une région lointaine où une telle tradition était plus courante.
Le signe d'une identité différente
Rien ne permet de savoir si ces modifications du crâne étaient masquées par une quelconque coiffure mais il reste, malgré tout, beaucoup de choses à comprendre au sujet de ces trois femmes.
La communauté locale les considérait-elle comme des personnes différentes ou comme des étrangères? Leur accordait-elle un statut spécial en raison de leur apparence?
"Nous supposons que ces trois femmes étaient effectivement des personnages exposés dans leur société même si nous ne savons pas vraiment si elles étaient réellement considérées comme des étrangères. Selon l'analyse ADN, au moins une de ces femmes pourrait être originaire de Gotland. Mais nous sommes convaincus qu'elles avaient une signification particulière dans la mesure où elles signalaient une identité différente et servaient de médiatrices dans certaines situations (par exemple, un réseau de contacts étendu et des influences culturelles exotiques). Et, d'après leurs sépultures, cette signification particulière a été considérée comme quelque chose de positif, car la femme de Havor, du moins, a été enterrée non seulement avec la tenue vestimentaire 'standard' de Gotland, mais aussi avec quantités de bijoux typiques de Gotland." ont déclaré Matthias S. Toplak et Lukas Kerk au site Medievalists.net.
Tous deux suggèrent ainsi que les déformations du crâne à Gotland étaient perçues comme la preuve de contacts commerciaux étendus, et donc comme des gages d'influence et de succès dans le commerce.
Du limage des dents
Les auteurs de l'étude ont également trouvé des similitudes à l’époque viking avec un autre type de modification corporelle - l'une des plus extrêmes tant elle est douloureuse: le limage des dents.
La documentation de ce type de cas a commencé à partir de 1989. À présent, les experts dénombrent près de 130 individus de l'Âge Viking dont les dents ont subi des altérations sous forme de sillons horizontaux, la moitié d'entre eux provenant de l'île de Gotland.
La possibilité, envisagée dans une étude publiée en 2005, que de tels sillons puissent notamment provenir de dents utilisées comme outils, par exemple lors du travail du cuir, a été écartée car il a été depuis démontré qu'une lime en fer s'avère nécessaire pour réaliser des rainures aussi distinctes.
Tous les cas ne concernent que des hommes, et ces derniers étaient âgés d'au moins 20 ans, ce qui indiquerait que ces modifications étaient à la fois délibérées et souhaitées - contrairement à la déformation crânienne qui ne concerne que des femmes auxquelles cette tradition a été imposée dès le plus jeune âge.
Le rite d'initiation d'un groupe de marchands?
Plusieurs théories ont été formulées à propos des raisons qui ont poussé des hommes à se livrer au limage de leurs dents, parmi lesquelles le fait qu'il s'agissait peut-être d'une sorte de test d'endurance à la douleur ou d'un signal de reconnaissance pour montrer leur appartenance à un groupe de guerriers.
Néanmoins, la répartition de la plupart des cas dans les premiers lieux de commerce tels que Kopparsvik et Slite sur l'île de Gotland, ainsi que Birka et Sigtuna, oriente les chercheurs vers une autre piste. La plupart des hommes aux dents limées de Kopparsvik ayant été enterrés dans la zone nord du cimetière, cette partie du site funéraire pourrait avoir été été réservée, avancent-ils prudemment, aux personnes venues d'ailleurs qui ne séjournaient à Kopparsvik que de façon saisonnière et - au regard de la sous-représentation frappante des femmes - sans leurs familles.
"Nous émettons donc l’hypothèse que la coutume de limer les dents pourrait avoir été liée aux activités commerciales de groupes plus importants de commerçants professionnels. Selon cette théorie, cela pourrait avoir fonctionné comme un rite d'initiation et un signe d'identification pour un groupe fermé de marchands, comme une sorte de précurseur des guildes ultérieures", écrivent les auteurs.
Le limage des dents semble avoir disparu en Scandinavie après le XIIème siècle. "Le déclin de cette coutume correspond au développement des guildes marchandes classiques au Moyen Âge", souligne Matthias S. Toplak.
Des signes de communication incarnés
Matthias S. Toplak et Lukas Kerk considèrent ces modifications corporelles non seulement comme des altérations physiques, mais aussi comme des signes incarnés envoyant des messages complexes à la communauté de Gotland. Elles servaient, selon eux, de repères visuels communiquant une multitude d'informations sur le genre et le statut social d'un individu, son affiliation à un groupe et peut-être même son origine culturelle.
En outre, leur étude souligne la nature dynamique de ces signes de communication incarnés, suggérant que le sens de ces modifications corporelles pourrait avoir évolué et être réinterprété au fil du temps. Ils soutiennent également dans leurs conclusions que ces altérations physiques faisaient partie d’un système de communication plus large au sein de la société de l’Âge Viking, où les individus avaient la possibilité d'exprimer des aspects de leur identité, de leur statut et de leurs affiliations à travers leur corps.
En décodant ces signes incarnés, les chercheurs sont en mesure d'acquérir de précieuses informations sur la dynamique sociale et les pratiques culturelles des communautés de l'époque, accédant ainsi à une compréhension plus approfondie de la manière dont les individus naviguaient et exprimaient leur place au sein de leur société par des transformations physiques.
- Sources: www.publicera.kb.se, www.medievalists.net, www.livescience.com (traduction et synthèse Kerrnelyd)
- Lire l'étude (pdf en ligne): www.researchgate.net/Body-Modification-on-Viking-Age-Gotland.pdf
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