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Groenland - La route de l'ivoire de morse à l'Âge Viking, vectrice des premiers contacts entre Scandinaves et peuples autochtones de l'Arctique

En examinant l’ADN ancien de morses, une équipe de recherche internationale est parvenue à retracer la route de l’ivoire de morse à l'époque viking. Ils ont découvert que les anciens Scandinaves qui ont colonisé le Groenland et les peuples autochtones de l’Arctique se rencontraient et échangeaient probablement de l’ivoire jusque dans les régions reculées du Haut-Arctique.

De la fin du IXème siècle au milieu du XIVème siècle, la demande en objets de valeur nécessaires à la consommation et à l’exposition des élites européennes était colossale, notamment en ce qui concerne l'ivoire de morse. Les Vikings jouant un rôle essentiel dans le commerce de cet ivoire, la nécessité de trouver de nouvelles sources d'approvisionnement a poussé l'expansion et l'installation de communautés nordiques dans l'Atlantique Nord, en Islande, puis dans le sud-ouest du Groenland.

"Ce qui nous a vraiment surpris, c’est qu’une grande partie de l’ivoire de morse exporté vers l’Europe provenait de terrains de chasse très reculés, situés au fin fond de l’Extrême-Arctique. On avait toujours pensé jusqu’à présent que les Scandinaves chassaient simplement le morse à proximité de leurs principaux sites d’implantation dans le sud-ouest du Groenland", a déclaré Peter Jordan, professeur d’Archéologie à l’Université de Lund et co-auteur de l'étude.

Les résultats des travaux dirigés par l'Université de Lund, en Suède, ont été publiés le 27 Septembre 2024 dans la revue scientifique Science Advances (Vol.10).

 

Des terrains de chasse arctiques très spécifiques

À partir de l'ADN ancien, les chercheurs ont établi "l'empreinte" génétique de 100 échantillons de morses et de 31 artefacts culturels datés pour reconstituer précisément la provenance des objets en ivoire commercialisés à l'époque.

Tous les travaux sur le matériel génétique ont été menés dans des laboratoires dédiés au Globe Institute de l'Université de Copenhague. "Nous avons extrait l’ADN ancien d’échantillons de morses récupérés dans un large éventail de sites dans l’Arctique de l’Atlantique Nord. Grâce à ces informations, nous avons pu ensuite faire correspondre les profils génétiques des objets en ivoire de morse échangés par les Scandinaves du Groenland en Europe à des terrains de chasse arctiques très spécifiques", explique le Dr Morten Tange Olsen, professeur associé au Globe Institute.

La majeure partie de l’ivoire de la période ancienne -avant 1120 de notre ère- provenait de stocks situés à proximité des principales colonies nordiques d'Islande et du Groenland occidental, écrivent les auteurs de l'étude, bien que "des rencontres sporadiques et des échanges opportunistes ont pu se produire au cours des premières explorations nordiques du Groenland, impliquant peut-être les Tuniit [culture Dorset antérieure à la culture inuit] dont les communautés étaient plus largement réparties à cette époque".

En raison de l'épuisement des stocks de morses les plus accessibles, il apparaît après 1120 que "les communautés nordiques du Groenland organisaient régulièrement des expéditions au long cours vers l’Extrême-Arctique pour récolter de l’ivoire dans la polynie [zone qui reste libre de glace ou couverte d'une couche de glace très mince au milieu de la banquise] des eaux du Nord, soit par la chasse directe, soit par le commerce et les échanges interculturels, potentiellement avec des groupes Tuniit, et plus probablement avec les Inuits de Thulé qui s’étendaient à travers l’Arctique canadien et dans cette région".

 

Une étroite fenêtre saisonnière

Groenland - Les chercheurs suédois à bord d'un fembøring norvégien pour expérimenter la route de l'ivoire de morse des Vikings en Extrême-Arctique - Photo: Greer JarrettÀ mesure que les résultats de la recherche ont commencé à émerger, une autre question-clé s’est posée: si l’ivoire était obtenu dans le Haut-Arctique, les descendants des colons vikings du Groenland avaient-ils les compétences et les technologies de navigation nécessaires pour s’aventurer aussi loin dans les eaux arctiques remplies de glace?

Greer Jarrett, doctorant en Archéologie à l'Université de Lund et co-auteur de l'étude, a cherché des réponses en adoptant une méthode expérientielle: il s'est attelé à reconstituer des itinéraires de navigation probables, en effectuant des voyages expérimentaux avec plusieurs types de bateaux traditionnels construits à clin.

C'est finalement le voyage à bord d'un fembøring norvégien, héritier en ligne directe de la tradition navale nordique au Groenland, qui s'est avéré concluant en raison de ses grandes dimensions, mais aussi de la capacité de chargement du bateau. "Seuls ces grands voiliers, détenus et parrainés par des agriculteurs et des élites plus riches, pouvaient être en mesure d'atteindre la polynie des eaux du Nord au cours d'expéditions d'un seul été", souligne le doctorant.

L'un des principaux risques, relèvent en effet les chercheurs, "était de se retrouver piégé dans la banquise en expansion dès la fin de l'été, obligeant l'équipage à hiverner en route, comme en témoigne la pierre runique de Kingittorsuaq sculptée au printemps et datée de 1250 à 1300".

D'après Greer Jarrett, les chasseurs de morses quittaient probablement les colonies nordiques dès que la banquise se retirait: "Ceux qui se dirigeaient vers l’extrême nord disposaient d’une fenêtre saisonnière très étroite pour remonter la côte, chasser le morse, traiter et stocker les peaux et l’ivoire à bord de leurs navires, et rentrer chez eux avant que la mer ne gèle à nouveau".

 

Lieu de rencontres interculturelles

Les territoires de chasse isolés de l’Extrême-Arctique n’étaient pas des étendues polaires désertes; ils étaient habités par les Inuits de Thulé et peut-être par d’autres peuples autochtones de l’Arctique, qui chassaient également le morse et d’autres mammifères marins.

Indépendamment des nombreuses découvertes archéologiques d'artefacts nordiques datant de la même période sur des sites inuits de Thulé, cette nouvelle étude fournit des preuves supplémentaires de l’existence, longtemps débattue, de rencontres très anciennes entre les Scandinaves, européens, et les peuples autochtones d’Amérique du Nord, bien avant Christophe Colomb.

Elle confirme également que la Polynie des eaux du Nord - et peut-être même l'Arctique intérieur canadien- était un lieu important pour ces rencontres interculturelles.

"Il s’agissait sans doute de la rencontre de deux mondes culturels totalement différents. Les Scandinaves du Groenland avaient des traits de visage européens, étaient probablement barbus, vêtus de vêtements de laine et naviguaient dans des bateaux construits en planches; ils chassaient les morses sur les sites de pêche avec des lances à pointe de fer", expose Peter Jordan.

 

Entre curiosité et fascination

Les Inuits de Thulé étaient des experts de la chasse au morse adaptés en tout point à l'Arctique. Ils utilisaient des harpons à bascule sophistiqués qui leur permettaient de chasser le morse en eaux libres. Ils portaient des vêtements de fourrure chauds et isolants et avaient des traits de visage davantage asiatiques. Eux, pagayaient en kayak et utilisaient des bateaux ouverts, appelés oumiaks, tous fabriqués à partir de peaux d'animaux tendues sur des cadres.

"Bien sûr, nous ne le saurons jamais précisément, mais sur un plan plus humain, ces remarquables rencontres, encadrées par les vastes paysages intimidants de l'Extrême-Arctique, devaient probablement susciter un certain degré de curiosité, de fascination et d'excitation, tout cela encourageant l’interaction sociale, le partage et peut-être les échanges", avance Peter Jordan.

Selon les auteurs, des travaux plus poussées pourraient affiner et développer ces nouvelles connaissances sur la "route de l'ivoire de l'Arctique", l'évolution des réseaux de commerce, d'interaction et d'échange qui ont commencé à relier l'Arctique autochtone, le Groenland nordique, l'Atlantique Nord et les centres urbains européens via l'exploitation commerciale des ressources naturelles situées dans les régions polaires. 

"Nous devons faire beaucoup plus de recherches pour bien comprendre ces interactions et ces motivations, en particulier du point de vue autochtone, ainsi que nordique plus 'eurocentrique' ", conclut le professeur.

 

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