Estonie - Les Finnois de la Baltique, ces Vikings méconnus
- Le 15/07/2020
- Dans Archéologie
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Une archéologue estonienne soutient que les Finnois de la Baltique, les gens qui vivaient autrefois en Finlande et en Estonie, étaient aussi des Vikings. Un fait que beaucoup de monde, selon elle, tend encore à ignorer. De nouvelles fouilles d'un port de l'Âge Viking à Saaremaa et la création d'une fondation dédiée à la recherche sur l'Histoire de l'île devraient bientôt y remédier.
L'archéologue de l'Université de Tallinn, Marika Mägi, qui partage son temps entre l'Estonie et le Danemark, a publié plusieurs études sur les marins de l'Âge Viking. Elle mène depuis de nombreuses années une longue croisade pour faire émerger tout un pan occulté de l'Histoire des Vikings, mais se heurte régulièrement à un mur.
D'après elle, c'est parce qu'il est question des Vikings qui vivaient un peu plus à l'Est, le long des rives orientales de la mer Baltique, et non des Vikings scandinaves. Ses travaux mettent à mal les autres scientifiques et experts de l'Âge Viking, car cela les oblige à réviser une partie de leur position. Si le rôle crucial de la région de la Baltique dans l'expansion viking était enfin pris en considération, pense-t-elle, de nombreuses lacunes dans les connaissances sur cette période devraient être comblées. Or, c'est un travail de longue haleine.
3 794 kilomètres de littoral estonien
La région de la Baltique est le plus souvent purement ignorée, ou au mieux perçue comme un lieu de passage entre la Scandinavie et la Russie dénué d'intérêt. Mais il se pourrait que ce tableau soit bien loin de la réalité historique. Les Vikings n'auraient pas pu atteindre le territoire russe sans passer par les rives de la Baltique, la Russie n'ayant tout simplement pas de littoral accessible entre le IXème et le XIème siècle. La petite bande de terre près de l'Estonie et de la Finlande était marécageuse et peu peuplée par les Finnois de la Baltique. Les chercheurs sont en général d'accord sur ce point.
Alors pourquoi les Russes jouent-ils un rôle si central dans l'Histoire des Vikings? Et si à la place, certains événements historiques avaient plutôt eu lieu sur les territoires entourant la Baltique?
Mägi pense que c'est le cas pour certains d'entre eux, habituellement placés en Russie. L'activité orientale des Vikings du VIIIème au IXème siècle, telle qu'elle est rapportée par les sagas et encore de nos jours mise en scène dans la série télévisée "Vikings", s'est nécessairement déroulée en grande partie sur les rives orientales de la mer Baltique, affirme l'archéologue. Après tout, les Vikings avaient besoin de la mer pour naviguer. Et les Baltes vivaient près de la mer, pas les Russes. Le littoral estonien s'étend sur 3 794 kilomètres, marqué par une forte tradition maritime tout au long des siècles. Il en va de même pour d'autres régions autrefois habitées par les Finnois de la Baltique.
Dans le même ordre d'idées, lorsque les archéologues trouvent des objets de valeur en Russie, ils présument automatiquement qu'ils sont d'origine scandinave. Il est pourtant souvent impossible d'établir une distinction entre les armes et les bijoux des guerriers finnois de la Baltique et les artefacts de ceux de l’est de la Suède ou de Gotland. Autrement dit, les guerriers le long des côtes, qui vivaient dans les pays correspondant aujourd'hui à l'Estonie, la Finlande et la Lettonie, étaient également des Vikings. Les découvertes archéologiques et les sources écrites que Mägi a passé des décennies à rassembler vont dans ce sens.
"Baltique" ne veut pas dire "Balte"
Lorsqu'il s'agit d'évoquer les Vikings baltiques, le véritable sens du terme "baltique" est souvent éludé au profit de nombreuses idées fausses. Les Finnois de la Baltique auxquels Mägi fait référence, étaient des personnes vivant sur les territoires de la Finlande et de l'Estonie, ainsi que dans le nord-ouest de la Russie et une grande partie de la Lettonie. Le terme "Baltes", en revanche, désigne une ethnie, soit l'ensemble des peuples habitants ce qui est aujourd'hui la Lettonie et la Lituanie.
En outre, l'archéologue rappelle que les Vikings ne sont pas une ethnie, mais des individus qui pratiquent un métier ou une activité - fara í víkingu- ceux qui partent en expédition. Elle les compare volontiers aux chevaliers qui, peu importe leur origine, partageaient les mêmes valeurs, le même code d'éthique. Il n'existait sur ce point, aucune différence entre les chevaliers italiens et allemands. L’appartenance ethnique n’avait pas d'impact sur leur statut social de guerrier.
L'influence viking a atteint le littoral finlandais de la Baltique vers le VIIIème siècle. Les guerriers se sont adaptés à la culture scandinave jusqu'au point où il est devenu presque impossible de les distinguer: les bijoux, les armes, les navires, les colonies, les ports… Les Estoniens de l'Âge Viking, eux, n'avaient pas pour coutume d'enterrer leurs morts avec des objets, ce qui a donné l'impression qu'il ne se passait pas grand-chose, mais pourtant il y avait beaucoup d'autres découvertes par ailleurs, souligne Mägi: "On ne peut pas présumer que toutes les choses découvertes en Estonie appartenaient à des étrangers. Il y a eu un mélange culturel."
L'Estonie, le chaînon manquant de l'Âge Viking
Avec toutes les découvertes faites en Estonie, pourquoi tant d'archéologues, de cinéastes, d'écrivains et d'autres fans de l'Âge viking font-ils encore l'impasse sur cette région et les Finnois de la Baltique? Mägi pense que les Estoniens ont raté le moment opportun, alors que l'histoire des Vikings, revisitée par les courants nationalistes, devenait populaire dans toute l'Europe du Nord à la fin du XIXème siècle. Les Scandinaves ont considéré alors d'un oeil nouveau ces pirates comme leurs ancêtres héroïques, et de nombreux livres et pièces de théâtre ont, un peu partout dans le monde, été écrits à leur sujet.
Ce n'est qu'une fois libérés de l'emprise de l'Union soviétique que les Estoniens ont pu enfin commencer à parler de leurs découvertes à ce sujet. C'était un peu tard. Tandis que les Estoniens et les Lettons travaillaient dur pour reconstruire leur pays et leur identité, le monde avait déjà établi une équation entre les Scandinaves et les Vikings.
Les travaux de Marika Mägi lui ont cependant valu deux des plus hautes récompenses dans son pays pour un archéologue: le Prix d'État estonien pour la Recherche dans le domaine des Sciences Humaines et le Prix annuel du livre de l'association Early Slavic Studies Association (ESSA). "Il s'agit à n'en pas douter d'un événement important pour l'Archéologie estonienne", a déclaré Valter Lang, chef du département d'Archéologie et d'Histoire de l'Université de Tartu. "Les petites régions sont souvent négligées, suivant l'idée fausse qu'il ne se passe pas grand-chose là-bas."
Un port viking découvert à Saaremaa
Depuis Novembre 2019, Marika Mägi a concentré ses travaux sur un site archéologique de l'île de Saaremaa, qu'elle qualifie de "fascinant". C'est un ancien port qui fut utilisé du VIIIème au XVIème siècle. L'activité semble avoir été plus intensive au cours de l'Âge Viking, entre le VIIIème et le XIème siècle, puis de la fin du XIIème au XIVème siècle.
Le site avait déjà été localisé longtemps avant par des détectoristes qui n'ont déclaré leurs découvertes au Conseil national du Patrimoine que l'année dernière. Ulla Kadakas, responsable du Département du Patrimoine archéologique, déplore que ces personnes, qui ont pourtant été formées, n'aient pas agi conformément à la loi.
"Depuis plusieurs années donc, ils trouvaient des objets. Nous sommes très heureux que cette situation n'en soit pas restée là et que le résultat de leurs précédentes recherches aient été remis entre les mains des archéologues; l'importance de documenter avec précision les découvertes sur le terrain est évidente. Nous encourageons bien entendu tout un chacun à nous remettre à l'avenir chaque objet mis au jour, car cela peut constituer une source d'information très importante pour comprendre notre histoire", a-t-elle déclaré.
Une centaine d'artefacts
En l'occurence, plus d'une centaine d'objets liés à l'histoire du port sont concernés et le Conseil a chargé Marika Mägi de les étudier. Parmi eux se trouvent beaucoup de bijoux, et si certains ont probablement été perdus à cet endroit, d'autres pourraient avoir constitué de petits sacrifices effectués, par exemple, dans le but d'assurer un "bon vent" aux marins. Cette pratique le long des côtes est bien connue, comme dans le port de Hiitis en Finlande, semblable à celui de Saaremaa.
Il y a un grand nombre d'outils, notamment en bois, des couteaux, ainsi que des éléments de harnachement en lien avec l'équitation, tels qu'un éperon et un étrier. Au-delà des épaves de bateaux, il y a aussi une grande quantité de monnaie en argent. Il ne s'agit pas d'un trésor enfoui pour être caché, car la plupart des pièces ont été découpées et ont donc réellement servi de monnaie. Pour ce qui est des armes, seuls deux fers de lance ont été mis au jour.
"Le tableau est donc à peu près le même que pour le port de Viltina - le site a été le théâtre d'une intense activité, les gens étaient bien habillés, mais aucune marchandise n'était fabriquée sur place, et les gens ne vivaient pas vraiment là. En outre les berges, plus raides que le rivage, ont été creusées probablement dans l'intérêt d'une meilleure accessibilité des navires. Apparemment, il y avait des quais pour les bateaux quelque part, ce qui fait de ce site un port en tout point semblable à ceux de Viltina ou de Pälla", a expliqué l'archéologue.
Les découvertes comprennent un certain nombre d'objets provenant de régions voisines, a t-elle précisé, en particulier du lac Mälar et de Suède en général, mais aussi de Courlande [une région historique de la Lettonie]. L'endroit semble avoir eu une dimension plutôt internationale et il n'est pas impossible, d'après l'archéologue, que puisse émerger ici grâce à de nouvelles investigations, un port capable de rivaliser avec Truso en Pologne ou Birka sur le lac Mälar.
D'autres fouilles à venir
Bien que l'expertise de Marika Mägi sur les artefacts récupérés rende compte d'une activité portuaire sur plusieurs siècles, il ne lui a pas été possible de déterminer comment le lieu fut utilisé au fil du temps, car les informations dont l'archéologue disposait étaient parcellaires. Les objets proviennent d'une très grande zone qui nécessite des recherches plus approndies.
Ce sur quoi la rejoint Kadakas, pour qui il est important de documenter avec précision chaque découverte sur le terrain. "Si chaque découverte avait été répertoriée immédiatement, aucune recherche supplémentaire ne serait à effectuer pour comprendre l'évolution du site, car la fouille archéologique, par nature, a la particularité de détruire systématiquement l'objet-même de son étude", a-t-elle souligné.
D'après la responsable, le meilleur endroit pour préserver les découvertes archéologiques est de les conserver in situ. La valeur du patrimoine archéologique ne réside pas, selon elle, dans le fait d'être seulement une source de recherche scientifique. Mais là n'est pas la priorité, a indiqué Mägi; il y a déjà eu beaucoup de pillages et trop d'informations ont circulé.
Grâce aux dons des insulaires, l'argent pour la recherche a pu être réuni et les fouilles de l'ancien port ont commencé dès ce printemps.
Un demi-million d'euros pour étudier l'histoire de Saaremaa
Kristjan Rahu, un grand entrepreneur estonien passionné d'Histoire, et Marika Mägi ont créé en Juin une fondation appelée Osiliana. Afin de pallier au manque de financement public, Rahu s'est engagé à verser un don d'un demi-million d'euros pour la recherche sur l'Histoire de Saaremaa, en collaboration avec l'Université de Tallinn et le Conseil national du Patrimoine, soit 100 000 euros par an pendant 5 ans.
Toutes les découvertes qui seront faites dans ce cadre iront rejoindre les collections du Musée Saaremaa. Mägi se réjouit de pouvoir compter désormais sur de nouveaux moyens technologiques et des analyses scientifiques plus approfondies. Elle souhaite notamment faire analyser les ossements du cimetière de Lepna et du site sacrificiel de Viidumäe afin de déterminer avec exactitude quand et combien de temps ces autres sites ont été utilisés.
Pour l'instant, aucune priorité thématique ou temporelle n'a été explicitement fixée. La Fondation s'est récemment dotée d'un équipement de recherche archéologique dernier cri avec un système de positionnement par satellites, un ordinateur de terrain et un drone. Mägi a déjà testé avec enthousiasme le matériel, afin d'être opérationnelle sur le terrain dès 2021. Il est également prévu de créer un site web, où il sera possible à la fois d'accéder aux informations sur les études en cours, et d'avoir un aperçu des anciennes découvertes mises au jour sur Saaremaa.
- Sources: www.estonianworld.com, wwww.saartehaal.postimees.ee, www.saartehaal.postimees.ee (traduction et synthèse Kernelyd)
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