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Danemark - La pierre runique la plus célèbre du pays ne daterait pas de l'Âge Viking

C'est écrit dessus. La grande pierre de Jelling, considérée comme l'acte de naissance du Danemark et pièce maîtresse de l'archéologie de l'Âge Viking, a été érigée par le roi Harald à la Dent bleue - donc à la fin du Xème siècle. Une datation pourtant remise en question par un archéologue norvégien selon qui la pierre aurait été commandée par un évêque au XIIème siècle.  

Tandis que sur la petite pierre runique de Jelling, le mot "Danemark" apparait pour la première fois dans l'Histoire, le texte gravé sur la grande pierre de Jelling évoque la conversion des Danois au christianisme ainsi: "Le roi Harald a ordonné que ces monuments soient érigés en mémoire de Gorm, son père, et de Thyra, sa mère ; Harald qui a conquis tout le Danemark et la Norvège et a fait des Danois des chrétiens."

En raison de la référence explicite à Harald Blåtand, il est considéré comme acquis que la pierre de 2,5 mètres de haut fut créée entre 960 et 986 de notre ère. Mais est-ce vrai simplement parce que c’est écrit?

Dans le dernier numéro de la revue annuelle norvégienne Viking, Håkon Glørstad, archéologue au Musée d'Histoire culturelle d'Oslo, soutient que la célèbre pierre runique dont l'image illustre la première page de tous les passeports danois a en fait été commandée par un évêque au XIIème siècle, dans le cadre d'un effort de construction nationale.

Que se passerait-il si un archéologue danois prétendait que le bateau d'Oseberg n'est pas un navire viking? "Avoir une opinion sur Jelling, c'est avoir une opinion sur le Danemark en tant que nation", écrit le chercheur dans son article, conscient que ses collègues danois ne verront probablement pas d'un bon oeil sa nouvelle théorie.

 

Une position de challenger

"Je m'attends à ce que beaucoup ne soient pas d'accord, trouvent cela inutile ou même provocateur, et que plusieurs tentent de la réfuter", a déclaré Håkon Glørstad au sujet de sa théorie. "Mais je crois que la valeur de la Recherche réside dans le fait qu'elle interroge les idées établies plutôt que dans le fait de simplement les confirmer. J'ai essayé d'examiner le matériel sous un angle différent", a-t-il ajouté.

L'archéologue est avant tout un spécialiste de l'Âge de Pierre. Cependant, en tant qu'ancien directeur du Musée d'Histoire culturelle, il a défendu le projet d'un nouveau musée de l'Âge viking. Se plongeant dans les études sur cette époque pendant la pandémie, il s'est particulièrement intéressé à un livre sur Jelling.

Les efforts déployés pour créer un récit de l'Histoire danoise, centré sur ce site et ces pierres runiques, l'ont tout d'abord impressionné. "Puis ensuite, j'ai commencé à trouver ça bizarre. Il y avait beaucoup de choses que je ne comprenais pas", confie-t-il.

 

Une pierre vraiment unique

La grande pierre de Jelling présente de nombreux aspects inhabituels, selon Håkon Glørstad, car aucune autre pierre de cette période ne lui ressemble et c'est la première du genre à combiner plusieurs caractéristiques uniques.

Par exemple, le texte est gravé horizontalement, comme nous écrivons de nos jours. "Ce n'était pas une façon courante de créer des pierres runiques à l'époque viking. À l'époque, les textes étaient écrits verticalement", relève-t-il.

Il estime également que le contenu est atypique pour l’époque: "L'inscription ressemble à celle des pierres tombales du XIIème siècle, qui comportent souvent un compte-rendu récapitulatif et vantard des réalisations du défunt".

Le type de roche utilisé ne correspond pas non plus aux choix de pierres typiques de l'Âge Viking à de telles fin, et le style des sculptures et des représentations paraît tout aussi singulier. Il affirme même que les gens de l'époque n'avaient probablement pas la capacité intellectuelle nécessaire pour concevoir une pierre aussi complexe. 

 

Danemark - Reconstitution du Christ et du lion en couleur, à l'occasion de l'exposition VIKING au Musée national de Copenhague en 2013 - Photo: Musée national du DanemarkJésus et le lion

Outre l'inscription runique sur l'une des trois faces du monument, deux figures sont gravées : celle d'un animal - très probablement un lion - et celle de Jésus.

D'après Håkon Glørstad, il s'agit de deux motifs étranges dans le contexte de l'Âge Viking où n'existe aucune autre représentation similaire du christ.

Il s'avère cependant que les lions étaient extrêmement populaires au XIIème siècle. "Beaucoup ont souligné que ce lion ressemblait à un emblème. Or, il était très courant d'utiliser le lion en tant que symbole au XIIème siècle. Plusieurs rois norvégiens et danois l'ont fait", souligne l'archéologue.

Ce dernier en déduit que la pierre n'est véritablement unique que si l'on considère qu'elle date de l'époque viking, alors qu'elle s'inscrit assez bien dans ce que l'on appelle au Danemark "l'Âge de Valdemar", en référence au règne de Valdemar le Grand de 1154 à 1182.

 

De la popularité de l'Âge Viking

À l'époque de Valdemar le Grand, dans un pays en voie d'unification, la création d'une histoire nationale commune s'est imposée. Les rois étaient fascinés par les dirigeants vikings et les nobles apprenaient à lire les runes.

L'évêque Absalon (1128-1201), ami proche et conseiller du roi, avait son propre tailleur de pierre runique, indique Håkon Glørstad. "Absalon s'est engagé à construire le Danemark sur une base historique pour légitimer la place du Danemark en Europe et dans le monde", écrit-il dans son article.

Or, les styles mixtes, les motifs et les choix de pierres qui ne correspondent pas à l'époque viking, ainsi que la langue, constituent autant d'éléments qui lui posent ici question. La langue de la grande pierre de Jelling est plus archaïque que celle de la plus petite, quand bien même cette dernière a été créée plus tôt.

De toute évidence, les pierres de Jelling ne peuvent pas avoir été conçues sous le règne d'Harald parce qu'elles n'auraient probablement pas été créées de cette manière, alors qu'un évêque de l'époque de Valdemar s'inspirant de l'époque viking aurait pu le faire. "À mon avis, il est probable que l'évêque Absalon ait commandé la pierre. Il avait des raisons claires pour ériger un tel monument à Jelling et disposait des ressources nécessaires pour sa réalisation", avance l'archéologue.

 

Ce que racontent les sources historiques

Danemark - Les deux pierres runiques de Jelling - Photo: Ajepbah / Wikimedia Commons CC BY-SA 3.0L’un des arguments les plus solides soutenant la théorie de Glørstad provient des fouilles archéologiques réalisées à plusieurs reprises dans la zone alentour et sous les pierres de Jelling.

Sous les pierres, les archéologues ont retrouvé des traces du Moyen Âge, en particulier des tombes et des fondations médiévales. "La pierre est également ancrée d'une manière qui ressemble à la construction de l'église en pierre voisine, datée des années 1100", rapporte le chercheur.

Il y a aussi les récits des chroniqueurs médiévaux. Saxo Grammaticus et Sven Aggesen racontent tous deux que le roi Harald Blåtand força son armée à traîner une grande pierre vers Jelling pour la placer sur la sépulture de sa mère, la reine Thyra, mais qu'une rébellion éclata, le forçant à fuir le pays avant d'achever son ouvrage.

Si la grande pierre runique avait réellement été en place à leur époque, soutient l'archéologue, Saxo et Sven l'auraient mentionnée au lieu de se concentrer sur la tentative avortée du roi. "Cela suggère qu'il y avait une légende importante autour de la pierre, et qu'Harald a essayé mais n'a pas réussi. Il aurait pu être tentant pour l'évêque Absalon de faire ériger cette pierre à la fois pour confirmer le récit historique et pour renforcer l'unité du Danemark", en conclut-il.

 

Thyre versus Thyra

Il y a un peu plus d'un an, des archéologues danois ont affirmé que la mère du roi Harald, la reine Thyra, était probablement plus puissante qu'on ne le croyait jusqu'à présent. [Lire sur Idavoll: L'identité du sculpteur de la pierre de Jelling et le pouvoir de la reine Thyra révélés grâce à l'imagerie numérique]

Il ressort de leur travaux que le nom de la reine serait inscrit sur quatre pierres runiques au total, dont la petite et la grande pierre de Jelling, et que la même technique aurait été utilisée pour graver les runes, leur permettant de désigner un homme nommé Ravnunge-Tue comme le sculpteur en titre de Thyra. Une conclusion qui laisse Håkon Glørstad pour le moins sceptique.

Sans plus d’informations sur ce que les chercheurs ont choisi d’inclure et d’exclure de leur analyse, il est difficile d’évaluer ce travail, juge-t-il.

Son désaccord avec Lisbeth Imer, l'archéologue à l'origine de cette recherche, se cristallise sur un détail spécifique: le nom gravé sur la grande pierre de Jelling est celui de "Thyre", et non "Thyra". Et si Imer attribue cette différence au langage formel employé sur la pierre, Glørstad, quant à lui, pense que cela démontre que la pierre a été créée à une époque différente.

 

La primauté de l'écrit remis en question

Danemark - Les inscriptions runiques de la grande pierre de Jelling - Photo: Musée national du DanemarkLors des premières investigations sur la grande pierre de Jelling, dans les années 1830 à 1850, certains experts suggéraient déjà qu'elle ne datait pas du règne d'Harald à la Dent bleue. "Mais la plupart des gens se sont appuyés sur le texte pour interpréter la pierre", expose Håkon Glørstad.

Or, c'est justement cette approche qu'il veut remettre en question.  "Les études historiques ont tendance à être trop soumises à l'écriture et à la langue écrite, interprétant et organisant souvent d'autres sources en fonction de ce que dit le texte. Mais parfois, les choses sont écrites comme elles devraient être, et non comme elles sont en réalité", fait-il valoir avant d'affirmer: "Dans ce cas, le texte a complètement dominé notre compréhension de la pierre et de sa place dans l’Histoire".

Pour Adam Bak, conservateur au musée Kongernes Jelling, qui abrite les pierres de Jelling, sous l'égide du Musée national du Danemark, "il est toujours intéressant de voir émerger un nouvel angle de vue et une nouvelle approche".

Néanmoins, cette nouvelle théorie ne tient pas la route, selon lui. "À première vue, je ne pense pas que l’article me donne une quelconque raison de changer l’interprétation actuelle que nous en avons", rétorque-t-il.

 

Une théorie discutable

"C'est une bonne chose d'ouvrir le débat, et il présente bien ses arguments. Mais certains points sont discutables", observe Anne Pedersen, conservatrice et chercheuse principale au Musée national de Copenhague, qui est une experte du sujet.

Elle conteste en particulier la conclusion de Glørstad selon laquelle la cour royale de l'époque d'Harald à la Dent bleue n'avait pas la capacité intellectuelle de créer une pierre runique aussi remarquable que la grande pierre de Jelling. "Ce n’est tout simplement pas vrai", s'insurge-t-elle en rappelant qu'il existait à cette époque: 

  • des ateliers produisant des œuvres d'orfèvrerie avancées, telles que le trésor de Hiddensee, dans le nord de l'Allemagne,
  • des pièces d'argent associées au roi présentant des motifs chrétiens, notamment des représentations de la crucifixion,
  • des connaissances géométriques nécessaires à la création des grands monuments construits à Jelling pendant cette période,
  • une probable connaissance du latin parmi les gens de la cour.

Ce à quoi elle ajoute, d'après des sources écrites, qu'une délégation danoise s'est rendue à une réunion dans l'Empire ottonien en 973, preuve du degré de développement du pouvoir royal.

 

Quid du contexte du Xème siècle

Anne Pedersen écarte également l'argument fondé sur le récit des chroniqueurs où seul l'échec d'Harald à faire ériger la pierre sur la sépulture de sa mère est relaté. "Il est tout aussi probable qu’ils ne l’aient pas mentionnée parce qu’ils ne l’avaient pas vu de leurs propres yeux", contre-argumente-t-elle.

La conservatrice ajoute par ailleurs qu'il existe des artefacts datant du Xème siècle représentant des créatures en forme de serpents similaires à celles de la pierre de Jelling. "Glørstad avance un argument détaillé en faveur d'une date ultérieure, mais n'accorde pas le même poids à une analyse du contexte du Xème siècle", estime-t-elle.

"Un article comme celui-ci nous donne à réfléchir: où en sont nos arguments? Sont-ils toujours valables? Oui, je crois qu’ils le sont", répond-elle." Il existe de solides arguments culturels et historiques qui soutiennent l’idée que la grande pierre de Jelling a été érigée à cette époque sur laquelle la plupart des spécialistes s’accordent."

 

Des sculpteurs de runes à ne pas sous-estimer

Laila Kitzler Åhfeldt, l'une des chercheuses à l'origine avec Lisbeth Ismer de l'étude qui prétend avoir identifié l'auteur de la grande pierre de Jelling, conteste également la théorie de Glørstad. "Ma première réaction face à la théorie de Glørstad fut l'étonnement", avoue l'archéologue et spécialiste des runes qui travaille pour le Conseil national du Patrimoine suédois.

Il existe en Scanie, rappelle-t-elle, une pierre runique qui a effectivement été commandée par l'évêque Absalon vers la fin du XIIème siècle. Or il ne fait aucun doute que l'inscription sur cette pierre ne date pas de l'époque viking, contrairement à la grande pierre de Jelling, assure la runologue.

Face au reproche formulé par Håkon Glørstad de ne pas avoir fourni suffisamment de données quant à leur analyse de l'identité du sculpteur, Laila Kitzler Åhfeldt plaide coupable. Nonobstant, identifier l'auteur de la grande pierre de Jelling n’a rien de si extraordinaire, explique-t-elle, puisqu'en Suède plusieurs d'entre eux sont bien connus, et la méthode permettant de les reconnaître est documentée dans d’autres publications. L’analyse des pierres runiques danoises s’appuie sur ces travaux antérieurs.

"Je suis heureuse qu'il montre un tel intérêt pour les détails de nos recherches et serais curieuse de savoir s'il a des suggestions pour des analyses plus approfondies", met-elle au défi Håkon Glørstad .

Enfin, à l'instar d'Anne Pedersen, Laila Kitzler Åhfeld rejette l’affirmation de Glørstad selon laquelle il n’existait aucun environnement intellectuel à l’époque viking permettant de créer la grande pierre de Jelling. "Plusieurs sculpteurs de runes possédaient des compétences exceptionnelles, et beaucoup étaient plus instruits que ceux qui les entouraient. Nous ne devons pas les sous-estimer", a-t-elle conclu.

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